La formation des adultes : quelles transformations pour le monde demain ?

Intervention en visio d’Emmanuel Triby à la journée Agora pro, à l'Université Rennes 2, le 27 avril 2022


Chercher à répondre le plus clairement possible à la commande comporte deux risques possibles, deux risques opposés :
Le catalogue : des transformations, il y en a à la pelle ! Surtout si l’on parvient à transformer notre manière d’interpréter ces transformations… Alors, il faut accepter de laisser tomber ou d’oublier ; cela peut trouver une issue si l’on accepte de présenter les transformations en question à travers des tensions, intégratives parce que polarisantes, plutôt que des évolutions plus ou moins linéaires et bien cernées.
Le tri intempestif : au risque du raccourci ou de la simplification, ou pire, au risque de l’erreur d’interprétation voire de l’expression de la pure préférence idéologique… Cela étant, en SHS, et particulièrement en sciences de la formation, aucune analyse n’est idéologiquement neutre.
Il y a de plus un risque adjacent : une trop grande abstraction à force de ne rechercher que l’essentiel, de vouloir faire des synthèses, ou tout simplement de vouloir faire court (ou cours…).
Une remarque (et ce n’est vraiment de la fausse modestie) : cela fait 30 ans que je travaille sur et dans la formation des adultes, et je comprends de moins en moins ce qui s’y passe… Preuve sans doute que je reste chercheur, avant tout ! C’est pourquoi je m’agite avec autant d’anxiété mais aussi autant d’enthousiasme autour du projet OCTET.
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1ère partie : Quels problèmes quant aux transformations de la formation des adultes dans le monde d'aujourd'hui ? (1)


S’il faut penser en termes de problème, convenons que le problème principal tient à la nature même de la formation. Qu’est-ce qui fait qu’il y a formation ?... La présence d’un apprentissage, répond-on couramment ; c’est lui qui constitue la condition de l’existence même de la formation, définie ainsi par ses effets. Mais l’apprentissage, c’est quoi ? « Un changement relativement permanent des connaissances ou du comportement d’une personne dû à l’expérience », répond A. Tricot (2021)(2) . Donc la formation implique un apprentissage qui lui-même correspond à un « changement ». Analyser les transformations de la formation, c’est donc tenter de saisir des transformations de transformations, des transformations « au carré », pourrait-il dire Y. Clot, féru de l’expression. Cela étant, convenons qu’il y a maintes formations qui ne produisent que peu d’apprentissages : des formations scolaires, des formations obligatoires en entreprise, et de façon générale, toutes les formations qui se trouvent simultanément éloignées de la zone proximale de développement des personnes concernées et plus largement de leur champ d’intérêt.

Autre question sur l’existence même de la formation : pour exister, la formation doit-être intentionnelle (3)? Pour donner une réponse à cette question, on a inventé une catégorisation, aujourd’hui largement instituée : la distinction entre formation formelle, non formelle et informelle. Mais cette distinction est acceptée, c’est que la formation comporte un problème de …forme. Quels sont les faits et phénomènes que l’on peut ranger dans la catégorie de formation ? Sous quelles formes, le processus de formation vient-il à exister pour les individus, dans la société ? Comme l’occasion fait le larron, c’est la forme qu’elle prend dans une situation particulière qui fait la formation. Le problème est particulièrement saillant pour ce que l’on qualifie de formation informelle, qui a l’allure d’un oxymore : comment se former informellement ? Pourtant, plus personne ne conteste la réalité et l’importance de cette catégorie dans le développement des personnes (Cristol et Muller, 2013)(4); elle constituerait la condition des autres catégories de formation en agissant sur leurs dispositions à apprendre et à se former (Lahire, 2017)(5) . Mais, si le fait de la formation informelle est acquis, comment la saisir, s’assurer de sa réalité, de son effectivité ? Ce qui prime, c’est que les apprentissages informels sont là et que, s’ils constituent la majeure partie de nos apprentissages, c’est que les autres apprentissages laissent peut-être beaucoup moins de traces conscientes et/ou mémorisées à plus ou moins long terme.
La question est d’autant plus importante – et indécise… - que, s’ils restent en grande partie insaisissables dans leur genèse, ces apprentissages informels n’en constituent pas moins le résultat de l’activité collective organisée pour produire des biens et des services, marchands ou non, privés et/ou publics, mais sans que ne soit visé l’objectif d’une formation. Quand cette activité collective organisée (processus de production, dispositifs, « prestations »…) génère de façon plus ou moins manifeste de la formation, bascule-t-on nécessairement dans la formation non formelle ? Dans ce cadre, on situera volontiers la prestation d’accompagnement des parcours ou le dispositif de VAE (validation des acquis de l’expérience), notamment. Dans la mesure où l’on peut considérer que la bonne réalisation de ce type de service implique nécessairement un apprentissage et donc un changement chez les personnes concernées, il y a bien formation mais, comme ce n’est pas ce qui est visé, nous restons dans l’informel… Or, les sociétés contemporaines multiplient ces modes d’organisation pour garantir la circulation des personnes et des flux, leur régulation et leur valorisation (des organisations apprenantes)(6). Ce n’est pas un « archipel »(7) qui est en cause, c’est un véritable continent, qui se déplace, se modèle, se structure, assurant ainsi l’infrastructure sociocognitive de la formation formelle et non formelle(8).
Pour ce qui nous occupe, cela implique que, lorsque l’on traite de la formation, cela concerne autant des formes très formelles jusqu’au simple signe (les certificats obtenus à la suite d’une formation – formelle – courte) que de non formes pourtant bien réelles car inscrites littéralement dans la chaine de valeur des entreprises (on pense autant à l’alternance qu’aux actuelles AFEST) et que d’informes savoirs ou dispositions à savoir, essentielles à l’acquisition d’autres apprentissages. En revanche, lorsque l’on cherche à identifier les activités de formation, tout le continent des apprentissages informels s’enfouit dans l’océan des activités humaines. Voilà bien le problème…

Pour poursuivre tout de même, considérons qu’il faut avancer avec ce problème – ou malgré lui - et identifier les autres problèmes qui apparaissent sur notre chemin : ceux-ci peuvent se distribuer entre deux questions distinctes quoique complémentaires : 1. Quelles sont ces transformations ? 2. Comment les analyser alors même que les manières de les interpréter se transforment elles aussi et se diversifient ? Nous pensons que les transformations de la formation des adultes et les transformations des modes de penser cette formation constituent les deux faces d’une même interrogation critique.

Question 1 : quels sont problèmes constitutifs des transformations de la formation des adultes ?

En matière d’identification des transformations, nous le savons, il y a le visible, le repérable (souvent formel), et le sous-jacent, le latent (souvent informel). Distinguer des transformations, c’est donc forcément mettre au jour un certain registre d’interprétation et certaines valeurs. Et, entre les faits et les discours, dans la diversité des points de vue plus ou moins partagés, c’est bien évidemment la complexité qui domine.
Compte tenu de l’importance des discours sociaux en interaction médiatique – en somme dans une résonance peu constructive(9) - qui favorisent la performativité(10) et les informations erronées peu fiables, je formulerai mon analyse des problèmes sous forme d’énoncé de quelques confusions(11), aujourd’hui croissantes. J’en relève trois, parmi d’autres, bien sûr.

a) La confusion croissante entre la formation et sa certification ; certification agrémentée de son habillage conceptuel : la capitalisation. En fait, une confusion entre le fait et la forme, le travail et le prix de ce travail, la reconnaissance et la simple dénomination ; cette confusion a trouvé de quoi se nourrir dans les démarches qualité, d’une part, la marchandisation des actions de formation, d’autre part. Il est temps de sortir d’une approche dépendante de ce simplisme retors produit par la prétendue « science économique » et aujourd’hui largement vulgarisée qu’est l’approche en termes de capital humain. Depuis plus de 50 ans, cette approche, à la fois, alimente un allongement de la scolarisation initiale(12) (et une disqualification progressive des diplômes) et masque tout un ensemble de discriminations, sur l’emploi notamment. Deux éléments de preuve de cette confusion croissante : la multiplication des certifications qui ne correspondent pas à une formation effective (du type “badge apprenant agile“(13) délivré par l’Éducation Nationale, notamment) ou, plus insidieusement, l’évolution actuelle des modalités de la VAE(14)

  • b) La confusion entre formation en situation de travail et organisation (effectivement) apprenante ; en fait, entre activité de formation et expérience. Il ne s’agit pas de dénigrer les modalités nouvelles de la formation en situation de travail, telle que l’AFEST qui pourrait potentiellement constituer un vrai progrès(15). Il s’agit de s’interroger sur la réalité des apprentissages effectués dans des conditions de travail spécifiques et, symétriquement, sur la réalité du « praticien réflexif » qui, trop souvent, revient simultanément à minorer l’importance des normes de travail et à se méprendre sur les capacités de normativité des acteurs eux-mêmes.

  • c) La confusion entre effet d’apprentissage et développement de la personne ; en fait, la confusion entre situation et contexte, et simultanément, entre impacts et effets transformateurs. Une confusion qui doit beaucoup à l’emprise (ou l’empire) de l’évaluation ; celle-ci reste « une interprétation » (Ardoino et Berger) qui, trop souvent, circonscrit et réduit le réel. J’en voudrais pour preuve la conception encore trés dominante de la compétence ; celle-ci reste encore souvent conçue en termes d’efficacité (codifiables, sinon mesurables), alors qu’elle doit combiner, pour devenir un véritable instrument d’intelligibilité de la portée des activités humaines, avec la légitimité et la responsabilité.
En énonçant ces confusions qui recouvrent bien des transformations actuelles de la formation, on se rend compte que, en matière de formation, les transformations de la formation elle-même et les transformations des manières d’analyser ces transformations n’en finissent pas de se croiser. D’où ma deuxième question…

Question 2 : quels problèmes pour analyser les transformations de la formation des adultes ?

a) Les mots pour le dire : le piège des termes en usage.
Premier obstacle, en effet (particulièrement dans la perspective d’un « observatoire critique») : les évidences du sens commun face aux exigences de la distance critique. Dans notre domaine de recherche et d’intervention, nous n’en finissons pas d’être confrontés aux fausses évidences (les « allant-de-soi »), aux terminologies non questionnées, aux métaphores beaucoup trop parlantes, et surtout peut-être aux convictions qui tiennent lieu de matrice interprétative (et normative) ; en somme, tout un ensemble d’obstacles à une plus juste compréhension des enjeux et des transformations réels. On citera notamment des termes tels que développement professionnel, parcours, mobilité(s), reconversion... On s’arrêtera tout de même un instant sur deux expressions phares dans certains milieux professionnels et de la recherche. L’autoformation : l’expression est si belle ! Elle constitue à la fois l’affirmation de l’autonomie comme valeur suprême de l’être (idée ancienne mais toujours robuste) et la prise en compte de l’individuation contemporaine et son aboutissement (Elias, Simondon). Mais dès que l’on cherche ce qui se forme, effectivement, et que l’on découvre combien les technologies sociales ont produit de dispositifs qui encadrent nos modes de pensée et nos modes d’agir (cf. B. Maggi), et donc nous forment « à l’insu de notre plein gré », que reste-t-il de cette auto-formation ? Et je passe aussi rapidement sur l’émancipation(16). Elle mériterait de s’y arrêter longuement, mais le terme est trop plein de nos rêves millénaires (voire millénaristes), de nos grandes espérances (nos folles espérances !), trop ambigu sur le conflit de dimensions qu’il comporte (qu’il colporte) entre l’individuel et le collectif, le personnel et le politique, et trop indécis entre la déviation consumériste des droits de l’homme et la méprise sur les exigences du collectif ; il faut s’émanciper pour transformer le monde, certes, mais le sien ou le commun ? Pour dominer le monde ou le rendre viable ? En fait, j’ai peur que la puissance de ce terme soit telle qu’elle nous empêche de comprendre combien l’émancipation exige, et jusqu’à quel point, de repenser notre propre formation(17). Tous ces termes non issus de la recherche possèdent une parfaite légitimité pour nous aider à saisir nos manières de penser les transformations de la formation, mais à la condition d’être mis en débat ou mieux, d’être problématisés…

b) Les concepts pour comprendre les transformations et y prendre (sa) part
  • L’utilité des concepts Si « la géographie, ça sert à faire la guerre » (Yves Lacoste, fondateur de la revue Hérodote), les concepts de la géographie, cela sert à rendre intelligible(18) notre présent partagé et outiller nos capacités d’imaginer un devenir commun dans les espaces et les lieux de notre Terre. De la même manière, nous pouvons dire que si la pédagogie, ça sert d’abord à faire la classe (ou l’action de formation), les concepts des sciences de la formation servent à donner une intelligibilité aux conditions même du devenir individuel, dans et par le devenir commun… Finalement, les concepts nourrissent nos dispositions à agir.
  • Les concepts disponibles: beaucoup sont particulièrement éclairants à condition de les inscrire – encore et toujours - dans une volonté problématisée de comprendre. Il y a les (déjà) anciens : le projet, les capabilités, l’appétence… ; et les (encore) nouveaux (vrais ou faux, nouveaux proches ou lointains) : apprenance, affordance, gouvernance… Étranges déclinaisons de participes présents qui voudraient nous convaincre de leur évidente actualité ! Pourtant, il y a vraiment matière à travailler et à former avec ces outils. Des concepts issus d’autres champs de recherche sont également disponibles pour mieux comprendre les transformations de la formation : si la résilience a définitivement épuisé ses effets théoriques par une surexploitation médiatique forcenée, il nous reste toujours le dispositif de Foucault, la déconstruction, l’investissement de soi…
  • Des concepts à inventer ou à revisiter. C’est une des fonctions de la recherche, ce qui implique qu’elle peut aller les chercher parfois « sur le terrain ». Pour ma part, j’en ai esquissé trois, qui restent à travailler bien évidemment. Le premier est le devoir-agir ; il se situe au croisement d’une réflexion sur le rapport de l’activité aux normes quand il s’agit de la rendre « développementale » et le besoin de se débrouiller en situation quand l’activité est susceptible de produire de l’apprentissage )(19). Le devoir-agir n’est pas le complément du triptyque de la compétence développé par Guy Le Boterf (pouvoir-, savoir-, vouloir-agir(20)) ; il n’est pas même l’opposé ou l’empêchement au pouvoir d’agir. Il est une autre manière de comprendre la dynamique même de l’activité humaine : celle-ci se construit entre le pôle des normes et des valeurs (le devoir « moral » et social) et le pôle des contraintes(21). Plus récemment, deux autres concepts ont commencé d’être interrogés : la valorisation (avec Elzbieta Sanojca), la relation de formation….

c) Et pour cela, il ne nous reste plus que la bonne vieille problématisation.
Pour comprendre les transformations de la formation et plus encore les manières de la saisir, il faut continuer de problématiser. Mais à condition de savoir ce que cela recouvre. La problématisation n’est pas simplement – si l’on peut dire – l’identification des problèmes pour leur « trouver » la solution ; c’est cette démarche « opérationnelle » qui alimente le « solutionnisme », qu’il s’agisse du solutionnisme technologique (espérances de l’IA et de la VR jusqu’au transhumanisme(22)) ou du solutionnisme social (dans le « traitement » du chômage et la « gestion des parcours » personnels et professionnels(23)», par exemple). Non, ce qu’il convient de « trouver », ce ne sont pas les « solutions », c’est le problème justement, et pour cela faire l’effort de le construire. Cela suppose (cf. John Dewey et son pragmatisme(24)) tout à la fois :
  • « l’enquête » : faire l’expérience du questionnement, soumettre le questionnement à l’épreuve de l’activité réelle (cf. également Michel Fabre et Marc Durand)
  • « l’étonnement » : quand les faits, à force de surprise et d’attention, interrogent notre propre questionnement (cf. J. Thievenaz )(25)
  • le « public » comme le nomme Dewey (le public de nos démocraties quelque peu épuisées), c’est-à-dire la mise en débat, la controverse, la « dispute » (cf. également Y. Clot(26)).
On comprend alors que tous les « problèmes » qui nous occupent se situent au croisement de deux tensions : une tension entre les conditions offertes aux activités en situation et les contraintes générées par les contextes dans lesquels ces situations trouvent leur sens et leur portée ; une seconde tension entre le passé eu sein duquel se construit de la personne et le futur qui trace son possible devenir (Cf. F. De Coninck )(27). Désolé d’être simplement revenu aux fondamentaux du chercheur : mais, face à une telle complexité, il convient d’abord d’alimenter notre disposition à se questionner…


2ème partie : deux grandes transformations à l’œuvre : transition écologique et numérique : quelle place de la formation pour le monde de demain ?

J’ai l’ambition – la prétention ? – de pouvoir saisir les deux phénomènes dans le même mouvement. C’est un défi logique intéressant : quels liens de corrélation, de causalité et d’interdépendance entre les deux ? Dans quelle mesure le second peut constituer une issue à la première, mais également l’occasion d’une aggravation des conditions de la transition ? Ou, dans quelle mesure les deux phénomènes impliquent-ils des changements qui, pour partie, se contredisent ?...

1er temps. Saisir les deux phénomènes dans un même mouvement (théorique et pragmatique)

Pour y parvenir, tout en restant audible (ou lisible), cela suppose de prendre quelques précautions…

a) Prendre le temps de constater, d’abord, combien ces phénomènes ne sont pas vraiment nouveaux.(28)
  • Le numérique est d’abord la poursuite de cette tendance à remplacer les activités humaines par des instruments techniques et abstraire le travail humain, au prix aujourd’hui de sa traduction dans des algorithmes et dans un espace de plus en plus dématérialisé (c’est le produit de l’évolution quasi inexorable du travail de l’ingénieur qui « applique les sciences »).
  • La transition écologique est d’abord une façon de nommer un nouveau stade de développement du système économique dont on ne sait pas encore si on sera capable de mettre en œuvre les modalités nécessaires avant que l’écologie elle-même ne nous submerge (physiquement, mentalement, psychiquement).
Ils s’inscrivent clairement dans cette dynamique sociohistorique des changements permanents de nos conditions d’existence et de travail. Et s’ils peuvent apparaitre comme nouveaux, ils le sont parce qu’ils impliquent aujourd’hui différentes mutations : par augmentation (changement d’échelle), accélération (changement de temporalités), dramatisation (l’émergence de l’urgence dans l’interdépendance)…
Dans cette perspective, ils génèrent spontanément, mais chacun à sa manière, des inégalités voire des discriminations, de fait. L’usage du numérique doit être l’occasion de rendre plus visibles ces inégalités d’accès aux instruments et dispositifs de formation. L’affordance incontestable de certains instruments n’empêche pas – bien au contraire - de fortes différenciations d’une maitrise suffisante de ces dispositifs pour mobiliser l’activité d’apprentissage effective des usagers de ces technologies. De même, la transition écologique met au jour des besoins de formation et de reconversion d’autant plus inégalement répartis qu’ils confortent des différences dans le rapport à l’apprentissage et de capacités à faire de ses résistances un levier pour l’apprentissage…
Plus fondamentalement encore, ces deux phénomènes posent conjointement la question de la place que peut occuper l’individu(29) quand les appartenances sociales et les dynamiques collectives sont justement bousculées.
En somme, la prise en compte de ces deux phénomènes conjoints pose la question de la dépendance de la formation à son milieu (cf. B. Latour). Car cette double transition renvoie à une double transformation du milieu : milieu vivant de l’humanité et milieu sociotechnique de l’économie. Cela génère quelques tensions nouvelles :
  • entre l’horizon et la distance, se profilent des points de vue et des intérêts différents en jeu et en débat ;
  • entre l’individuation qui isole, sépare, et le commun à partager se dessinent le devenir de l’humaine condition et son développement, peut-être ;
  • entre le collectif et l’individuel, quelle émancipation possible ? L’autonomie épuise l’individu et les ressources du vivant ; l’émancipation sera collective, forcément.

b) Cela exige de bien identifier les conflits de temporalités que ces deux phénomènes nourrissent : durée (réelle/vécue, matérielle/représentée), vitesse (accélération vs lenteur nécessaire), séquences (les temps de la forme scolaire), échéances (horizons temporels courts vs lents, strictement repérables vs seulement soupçonnés)… C’est à travers d’infinies combinaisons de configurations temporelles diverses que s’opère l’imbrication de la formation dans la transition écologique et le numérique. Et si cette dimension de temporalités est si essentielle, c’est bien parce que l’économique est ici au poste de commande. Mais si ces configurations complexes finissent par fonctionner, si les individus et les collectifs finissent par y trouver leur place, c’est parce que le politique tente de réguler la gouvernance par l’économique (cf. Meyer, 2022 )(30).

c) Des transformations de la formation en cours dont on ne peut percevoir encore toutes les implications et les effets sociaux.
Relevons tout de même deux transformations en cours:
  • La virtualisation: elle pose la question de la présence(31) effective et donc de l’activité réelle des protagonistes(32). Avec une activité différente, une interaction différente, donc avec une relation de formation différente, ce n’est plus le même savoir qui est en jeu et le même apprentissage, sans doute plus congruent avec les nouvelles modalités de l’organisation du travail. L’autonomie s’en trouve-t-elle augmentée ?...
  • La potentialisation quand, d’une certaine manière, l’anticipation prend le pas sur l’actualisation pour lui donner tout son sens : cf. Stéphanie Mailliot(33) et «l’expérience de soi», et plus largement la démarche ergologique et « l’être d’anticipation », la phénoménologie (Husserl, Merleau-Ponty) et « l’intentionnalité » ; de façon générale, toutes les approches qui donnent une importance à l’expérience qui finalement n’existe et n’a de sens qu’en rapport à une intention de devenir. À cette occasion, je pense à une discussion que j’ai souvent avec mon très cher collègue Louis Durrive à Strasbourg, avec nos étudiants adultes : la formation rend-elle compétent ou seulement potentiellement compétent(34) ?

2ème temps. Penser la formation autrement

Une telle mutation anthropologique, impliquée par le numérique et plus encore la transition écologique, invite à penser la formation autrement, résolument.

a) Penser le devenir du vivant en termes d’inquiétude plutôt que d’incertitude(35) ; certains parleront plutôt d’intranquillité (cf. F. Jullien). L’incertitude est une manie des économistes inspirée par la rationalité utilitaire et le calcul fondé sur une cognition largement modélisée. L’inquiétude laisse toute leur place aux différentes dimensions de l’humain : cognitive (dans toute son ampleur : pragmatique, réflexive, projective), affective (voire émotive mais aussi morale), conative… Elle permet de comprendre combien apprendre et se former peuvent être un besoin ; mais également combien la possibilité de sortir d’une inquiétude, celle de ne pas pouvoir bien faire son travail notamment, peut être source d’apprentissage (Clot, 2021).
b) Placer bien évidemment l’activité au centre, ou plus précisément, l’agir (Schwartz, Maggi, Clot…) et l’acte (Mendel(36)). C’est-à-dire accepter que la subjectivité entre en tension avec le réel, le passé avec le devenir, le micro des situations avec le macro des contextes, les contraintes avec le sens… À cet égard, les perspectives ouvertes par la réflexivité pourraient sembler intéressantes, peut-être déterminantes, à condition de dépouiller la notion de son évidence, de son solipsisme, de son automaticité (ah, le cycle de Kolb !37)…
c) Privilégier une approche en termes de valeur. Une telle approche a le mérite de contenir à la fois la tension entre le réel et le formel (ou le virtuel), entre le présent (« l’acquis », ou le « déjà là » de Bachelard) et son devenir ; même si les économistes l’ont depuis longtemps abandonnée, cette approche cherche à savoir ce qui (se) passe vraiment dans l’activité. On s’aperçoit alors que c’est moins la valeur en elle-même qui compte que le processus de valorisation, qui renvoie à la fois à une succession de transformations articulant des moments de reconnaissance et des moments d’investissement de soi(38) , d’une part, ainsi qu’à une dynamique de circulation qui lie toutes les activités entre elles en alternant des formes matérielles, idéelles, monétaires ou symboliques, d’autre part. C’est ainsi que, chacun.e et collectivement, nous pouvons comprendre notre contribution à la transition écologique et de quoi nos apprentissages peuvent y être faits, avec ou sans le numérique.

Finalement, un « observatoire critique des transformations de la formation des adultes », cela veut dire quoi ? Cela suppose d’interroger les objets et les enjeux des transformations de la formation des adultes, les notions, les concepts, les démarches élaborés pour la saisir, les phénomènes que l’on implique dans ces transformations, enfin, l’analyse et la construction d’un point de vue de chercheur sur la place et le sens que cette formation occupe ou pourrait occuper dans notre devenir commun.


Références
1)Les titres des deux parties de cet exposé sont directement tirés de l’invitation d’Agora Pro.
  2) En citant en fait un auteur anglo-saxon, Richard Mayer (auteur d’une Encyclopedia of the Sciences of Learning), pour trouver la définition comportant le plus large « consensus ». A. Tricot (2021), Les processus cognitifs impliqués dans les apprentissages, In : P. Guibert (dir.) Manuel de sciences de l’éducation et de la formation (p.191-207), De Boeck.
  3)Rappelons que, pour une certaine tradition philosophique, la phénoménologie en particulier, le propre des activités humaines est qu’elles sont portées par une intention.
  4)D. Cristol et A. Muller (2013). Les apprentissages informels dans la formation des adultes, Savoirs, 32, 11-59.
  5) B. Lahire (2017). Genèse des dispositions et commencements, Éducation permanente, 210.
  6) Cf. les enquêtes Défis du Céreq ou les travaux du CREAPT.
  7) Selon l’intéressante métaphore proposée initialement par Loïc Brémaud pour qualifier le champ de l’ingénierie de la formation. Cf. L. Brémaud et C. Guillaumin (2010). L’archipel de l’ingénierie de formation. Transformations, recompositions, Rennes, P.U.R.
  8) Pour tenter de dessiner la trame de ce continent, je travaille actuellement sur une notion encore très floue et très ouverte, mais excellent matériau pour inciter les étudiants à se questionner : la relation de formation.
  9) Si l’on s’appuie sur le travail très stimulant d’Hartmut Rosa à propos des « résonances » (Résonances, La découverte, 2018).
  10) « Quand dire, c’est faire », Austin (Seuil, 1991). Ou quand, à la manière de maints consultants, le discours fait office de modèle explicatif et de plan d’action qui n’attendrait que sa mise en œuvre
  11) Le terme peut paraître peu éclairant… D’abord il reflète l’effet que la complexité du réel peut produire sur nos représentations, croyances, conceptions ; ensuite, il dit la manière courante de construire des discours prétendument simplicateurs ; enfin, je me propose d’organiser ces confusions de manière à ce qu’elles permettent d’identifier des phénomènes en tension.
  12)Un allongement qui n’a pas de véritable justification. Il n’empêche pas, au contraire, l’accroissement et le maintien à un haut niveau le chômage des jeunes. Plus la scolarité s’allonge, plus le chômage des jeunes devient structurel, apparemment. Cf. F. Dubet (2021). L’école peut-elle sauver la démocratie ? Paris, Seuil.
  13) Financée par le Fonds social européen, il s’agit d’une micro certification délivrée par les  APP (Atelier de pédagogie personnalisée) destinée en priorité à des personnes « éloignées de l’emploi » ou en projet de reconversion.
  14) Cf. le rapport de mission Khecha, Soubien, Rivoire, à la demande du MEN : Libérer la VAE. Reconnaitre les acquis de l’expérience tout au long de la vie. Puisqu’on a « libéré » l’entreprise (I. Getz, L’entreprise libérée, Fayard, 2017) et libérer « le choix de son avenir professionnel » (loi de 2018), il est bien naturel de « libérer la VAE ».
  15)Cf. Les résultats de l’expérimentation portée notamment par P. Mayen et présentés en particulier dans la revue Éducation permanente.
  16) L’émancipation est une figure au lourd et bouleversant passé qui semble beaucoup agiter l’Université de Rennes.
  17)La pensée de l’émancipation est inséparable d’une réflexion inspirée par la dialectique poussée jusqu’à ses ultimes retranchements (ceux qui font les tranchées et plus encore les barricades…) !
  18) Dans son Vocabulaire d’analyse des activités (PUF, 2011), J.M. Barbier parle de la « production des savoirs d’intelligibilité ». Il reconnait que cette production n’est pas le seul fait des chercheurs : « elle peut être le fait des sujets eux-mêmes dans les activités » (p.82)
  19) Je l’ai créé à la suite d’une enquête en éducation à la santé. Cf. E. Triby (2010). L’éducation à la santé au service du savoir médical : les enseignements d’une recherche-intervention au collège, Recherches et éducations, 3, 77-98.
  20)G. Le Boterf (2000). L’ingénierie des compétences, Éditions d’organisation.
  21)Y. Schwartz et L. Durrive (2007). L’activité en dialogue II, Toulouse, Octares.
  22)IA : intelligence artificielle. VR : virtual reality ou réalité virtuelle
  23) Cf. Enquête en cours avec N. Lavielle-Gutnik et I. Houot de l’Université de Lorraine, LISEC.
  24) En la matière, seul le pragmatisme est possible. Plus le monde devient complexe, plus le monde devient incertain ou, plutôt, inquiétant, plus il faut éprouver sa pensée par l’expérience du réel.
  25) « L’étonnement appelle la question », nous dit Joris Thievenaz (2016). L’étonnement, Télémaque, 49, 17-29.
  26) Cf. notamment : Clot, Y. (2014), Réhabiliter la dispute professionnelle, Journal de l’école de Paris de management [en ligne]. Il a repris et développé cette thèse dans un ouvrage récent : Y. Clot (2021). Le prix du travail bien fait, La découverte.
  27) F. De Coninck (2000). La formation entre ancrage dans un passé et visée d’un avenir, I n : J.M. Barbier et O. Galatanu (dir.), Signification, sens, formation (p.155-166). Paris, PUF.
  28) Marx et Engels, dans Le Manifeste, constatent déjà en 1848 que le système économique se caractérise par « le bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social » ; ce qui fait que « tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée » (notons la métaphore de la fumée qui éclaire bien la question de la transition écologique…)
  29) Claire Marin (2022). Être à sa place, éd. de l’Observatoire.
  30) Michel Meyer (2022). Principia Politica. Histoire, économie et sociétés, Paris, Vrin.
  31) En ce sens, pour le traduire en anglais, je préfère au terme « presence » le terme « attendance » qui privilégie l’idée d’une présence active, la fréquentation, l’assiduité. Et, accessoirement, permet de comprendre que, « en attendant Godot », nos deux compères beckettiens sont très occupés par une présence absente…
  32) Cf. l’analyse stimulante de Annie Jézégou sur la présence dans les formations à distance, mais aussi sur l’activité des participants à des travaux de groupe en ligne. A. Jézégou (2010). Créer de la présence à distance en e-learning, Distances et savoirs, Vol. 8, 2, 257-274.
  33) S. Mailliot (2013). L’expérience professionnelle, “expérience de soi“ face au changement, Éducation permanente, 197.
  34) En somme, à l’instar du droit à la formation, la compétence est-elle portable ?
  35) Claire Marin dans l’ouvrage cité plus haut dit que le sentiment de ne pas être à sa place, « ça commence parfois par une inquiétude »…
  36) L’acte est une aventure nous dit Gérard Mendel (La découverte, 1991). Cf, également : E. Triby (2019). L’acte de soin est une aventure : soigner, un métier nouveau. In : Broussal, D. et Saint-Jean, M. (dir.), La professionnalisation des acteurs de la santé, Toulouse, Cépaduès, pp.155-165.
  37) Ce prétendu « cycle » est une figure aussi appauvrissante de la pensée de nos étudiants adultes que la pyramide de Maslow !… Mais un vrai trip esthétique !
  38) Cf. E. Sanojca et E. Triby (2022). La construction de la valeur par l’alternance, revue Phronesis.

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