"Je ne conçois pas de mettre tout à distance mais d’hybrider la formation : c’est pour moi une nuance essentielle !"


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L'écrit réflexif de Geneviève Lameul, co-responsable du master en Formation des Adultes.
Réalisé à partir d'un "auto-entretien", il suit l'ordre des questions posées aux personnes interviewées dans le cadre de "Récits d'expériences"



Pouvez vous vous présenter rapidement ?

Je suis GL, professeur en SEF et je m’exprime ici essentiellement en tant que co-responsable du master Stratégie et Ingénierie en formation d’adultes (un des trois parcours dans la mention Education) et plus particulièrement responsable de l’UE Méthodologie de la recherche (qui accompagne la rédaction des mémoires)

Quel est votre quotidien depuis le début du confinement ?
J’ai l’impression d’un changement au niveau de mes conditions de travail et de vie personnelle bien sûr mais n’ai pas l’impression d’être trop « empêchée » dans mon travail : il n’y a rien que je n’ai pu faire, je l’ai fait autrement.
Une chose importante à dire est que je commence tous les matins par une séance de Taï chi (1h30) et çà grâce au service inter-universitaire des activités physiques et sportives (SIUAPS) de l’université qui a continué en temps de crise à assurer à distance (une autre forme d’expérience très intéressante) et à fournir des ressources aux inscrits (étudiants et personnels). En temps « normal », je pratiquais une séance par semaine entre 12h30 et 14h le lundi : vous voyez le bénéfice de la situation de crise pour moi !
Je tiens à mentionner cette activité nouvelle qui s’inscrit quotidiennement dans mon emploi du temps car elle est essentielle pour gérer ma vie professionnelle modifiée : une manière de se recentrer sur soi, de renouveler son énergie pour la partager avec les autres dans toutes les relations à distance qui vont s’établir au cours de la journée, une manière de faire exister son corps en mouvement.
Le reste de ma journée est rempli de réunions, rendez-vous téléphonique, travail sur dossier (au rythme de mon agenda habituel). Mon temps de travail s’étend de 8h à 19h avec deux pauses café (12h et 17h). Je fais attention à circonscrire ce temps professionnel et réserver le reste pour moi… Et finalement je le fais mieux que je ne le faisais en temps « normal ». C’est sans doute un apprentissage de la crise : meilleur équilibre entre les activités mentales et corporelles, entre vie personnelle et professionnelle. Je veillerai à ce que cette bonne habitude perdure à l’avenir.

Comment assurez-vous le suivi pédagogique de vos étudiants ?
J’ai l’impression de ne pas être trop en difficulté et de disposer des moyens nécessaires (méthodologique et technique) pour organiser le parcours pédagogique en formation à distance. En même temps, je me fais cette réflexion à moi-même par rapport à l’anticipation des années à venir : je suis concentrée sur le bon déroulement de cette année avec la promotion d’étudiants de cette année et me dis que ce n’est que dans un autre temps que je réviserai l’ensemble. Par rapport à l’UE Méthodologie dont j’ai la responsabilité, je ne conçois pas de mettre tout à distance mais d’hybrider la formation : c’est pour moi une nuance essentielle ! Hybrider signifie : articuler des modalités de formation en présence et à distance pour produire un nouvel environnement d’apprentissage pour les étudiants. Je m’appuie sur les travaux de recherche « Dispositifs hybrides : nouvelle perspective pour une pédagogie de l’enseignement supérieur » (Hy Sup) auquel j’ai participé. Les 5 dimensions (articulation présence distance, médiation, médiatisation, accompagnement et ouverture) qui constituent la grille d’analyse d’un dispositif hybride sont essentielles ici à considérer.

Comment gérez vous l'alternance associée à votre master ?
La question de l’alternance dans le master est une véritable préoccupation car quand elle ne peut exister (convention de stage rompue, modification des missions des stagiaires pour faire face à la crise, mission exercée en télétravail, etc.) cela met en question la structure profonde de la formation. Comment continuer à faire vivre l’articulation des champs de pratique et de formation au cœur même de la formation : comment soutenir le dialogue université-terrain professionnel quand les tuteurs ne sont plus disponibles ? Comment maintenir le cap de la priorité à accorder à la formation des étudiants accueillis en stage quand l’organisme se débat pour tenir économiquement ?
Du fait de l’objet même de la formation SIFA, je me dis que cela peut/doit être saisi comme une occasion de travail réflexif et créatif pour préparer les futurs professionnels à la réaction à l’inédit, à la gestion de crise, au développement d’une vue prospective et anticipatrice. Comment faire de toutes ces expériences inédites des occasions de formation dans le cadre d’une démarche réflexive ? Avec mes collègues en charge de l’analyse de pratiques, une proposition a été faite aux étudiants (je les inviterai à en parler sur cette plateforme participative).

Le cadre (institutionnel/organisationnel) qui vous proposé est-il clair ? Vous permet-il de travailler ?
La crise a bousculé tous les niveaux de l’organisation et je pense que la gouvernance fait tout son possible pour répondre aux questions qui lui sont posées et cadrer au mieux. J’ai par exemple demandé la possibilité d’étendre la plage de soutenance des mémoires et je fais confiance pour que soit trouvée une solution qui prenne le mieux possible en compte les contraintes administratives et règlementaires et les « nouveaux besoins » liés aux conditions de vie et de travail liées à la crise (impossibilité d’accès au terrain pour réaliser les enquêtes prévues dans le cadre des mémoires par exemple)
Personnellement, du fait de l’incertitude partagée à tous les niveaux, je me dis que cette situation nous interpelle en tant que responsable pédagogique et nous ouvre un espace de réflexion et de proposition pédagogique. J’irais même plus loin : il me semble qu’en tant qu’enseignant-chercheur en sciences de l’éducation et de la formation, nous avons un rôle à jouer. C’est un point à reprendre après la crise : en quoi les ressources de l’université compétentes en matière de formation d’adulte vont-elles se mobiliser avec le SUP pour exploiter ce que l’on est en train de vivre et préparer la suite ?

D’un point de vue pédagogique, quelles sont vos principales activités ?
D’un point de vue pédagogique, mes principales activités constituent en la ré-ingénierie de formation pour penser le « à distance » (révision des contenus et préparation logistique des espaces de formation et d’échange). J’ai la préoccupation de gérer l’avancée collective du groupe (comme je le faisais en présence mais c’est moins facile à distance parce que les regards ne s’échangent pas de la même façon). J’ai opté pour une mise à disposition de ressources pour lesquelles j’accorde un temps de travail personnel en autonomie et réserve le temps dit de cours, à un échange à partir des questions des étudiants. Pour permettre l’expression de tous les étudiants, j’organise le temps (2h) en demi-groupe de 10 à 12 personnes, ce qui nous permet d’interagir à distance à partir des productions de chacun.
Je veille à équilibrer cette préoccupation d’une avancée collective avec une attention particulière à chaque étudiant. J’y suis attentive car je sais que la dynamique du groupe si importante en formation d’adultes ne s’exerce plus de la même manière à distance et que le risque d’isolement est possible. Sans entrer sur un registre qui dépasse le pédagogique, en tant qu’encadrant de la formation, je ne peux ignorer les situations particulières de vie des étudiants (garde d’enfants, personnes malades dans l’environnement familial, réquisition des professionnels de santé ou de l’éducation spécialisée, logement exigu, etc.)
D’un point de vue pédagogique, je veux ajouter aussi le temps passé à la coordination entre les différents intervenants : nous n’avons jamais eu autant de temps de debrefing et de réunions d’équipe ! D’une part c’est indispensable pour assurer une continuité pédagogique de qualité, pour veiller à équilibrer nos demandes individuelles de production aux étudiants et pour nous rassurer aussi nous intervenants car pour la plupart d’entre nous, c’est une grande première !

Quels outils, applications utilisez-vous ?
J’utilise essentiellement les plateformes de formation et communication que nous met à disposition l’institution – et d’autres de temps en temps quand cela dysfonctionne

Avez vous développé des usages nouveaux ? Certains existants sont-ils devenus plus importants ?
J’ai plutôt développé des usages existants et réactivé des connaissances que j’avais eu l’occasion de travailler intellectuellement ou d’expérimenter depuis de nombreuses années (expérience personnelle d’apprentissage à distance, étude de l’usage des forums de discussion dans les années 2000 ; participation à la conception du Programme d'enrichissement et développement des pratiques personnelles des enseignants en matières de TICE, basé sur une participation collaborative aux parcours de formation : P@irformance, projet de recherche Hy Sup, etc…)

Jugez-vous vos conditions de travail actuelles acceptables ?
Oui mes conditions de travail sont acceptables (suffisamment d’espace dans mon appartement pour m’isoler ; ordinateur professionnel personnel ; téléphone personnel utilisé pour les usages professionnels)
Partageant mon appartement avec mon compagnon qui télé-travaille également, le partage du fil de connexion lorsque le réseau est faible crée parfois une petite gêne mais cela reste gérable.
Il m’a fallu parfois passer d’une plateforme de communication à l’autre pour une même réunion : assez désagréable mais dans la situation, on s’accommode.
Cela permet de réfléchir à l’écart existant entre le discours sur le numérique et ce que dit concrètement l’expérience vécue. Cela relativise le pouvoir magique des outils techniques : d’une part, les réseaux ne sont pas encore assez développés et puissants pour assurer une connexion sans souci sur le territoire ; d’autre part, quand la technique est assurée, on se rend vite compte que la réussite de la formation à distance relève pour une large part, de l’ingénierie de formation. Le travail de recherche que je viens de terminer avec l’université de Sherbrooke sur "Téléprésence, visioconférence ou webconférence : enseignement et apprentissage synchrone et distant" vient à point pour soutenir cette réflexion.

Au final, Possédez vous les moyens nécessaires (techniques/organisationnels) pour travailler ?
J’avais déjà une grande habitude de travail en mode nomade (ordinateur portable et téléphone) … ne me manque qu’une imprimante mais je me dis que c’est aussi une bonne opportunité d’accélérer le changement de ses habitudes en la matière (intégration d’une préoccupation de la diminution du bilan carbone dans nos pratiques d’enseignement)

Êtes-vous accompagnée dans cette mise en place (service pédagogique, groupe d'enseignants) ?
Comme je l’ai dit, je sens que le SUP est à nos côtés en cas de besoin. C’est important et j’espère que ce qui se passe en ce moment va accélérer la réflexion sur la complémentarité de plus en plus indispensable entre les enseignants et les ingénieurs et conseillers pédagogiques : l’hybridation réussie de la formation nécessite leurs regards croisés (didactique et techno-pédagogique)
Le renforcement du travail en équipe pédagogique (ensemble des intervenants ce semestre en master) se révèle être aussi un moyen d’accompagnement extrêmement précieux : il est l’occasion de se sentir moins seul face à la multitude de questions que pose le vécu de cette situation inédite ; cet accompagnement entre pairs permet d’expérimenter le potentiel du collectif – qui peut-être laissera quelques traces transformatrices à l’avenir ?

Avez-vous des difficultés ou des aides dans votre environnement qui influent sur votre travail ?
Le service de soutien à l’enseignement de mon université a été suffisamment présent pour répondre à mes besoins immédiats. A ce sujet, je souhaite ici partager un point de réflexion : l’équipe des ingénieurs et conseillers pédagogiques a vraiment été disponible près des enseignants pour assurer la continuité. Espérons que cela soit pour ces services, un levier pour développer le cœur de leur mission « accompagner la transformation pédagogique dans l’enseignement supérieur ». Je veux dire d’une part qu’on ne les enferme pas dans ce rôle de « pompier » qu’ils ont joué et que ce soit l’occasion, à partir de cette expérience, de construire un réel projet pédagogique pour l’établissement. Je parle ici à partir de mon expérience personnelle mais fais l’hypothèse que c’est une situation partagée dans un grand nombre d’établissement.
J’en profite aussi pour dire que durant ce confinement, j’ai eu l’opportunité de poursuivre mon travail de recherche en partenariat avec des collègues du Québec et que cela a été l’occasion de réaliser à quel point, ils avaient pris l’ampleur du problème et anticiper une rentrée (septembre 2020) tout à distance. Nous n’en sommes pas là mais la question mérite d’être posée au moment où nous entamons la construction des maquettes de formation 2021-26, quelles leçons allons-nous tirer de ce vécu de la crise sanitaire ? Quelles capacités à s’engager dans l’hybridation de nos formations ?

Est-ce que les rapports avec vos interlocuteurs (étudiants, professeurs, autres services, mais aussi famille, amis) ont changé ?
J’ai envie de souligner la qualité du travail pédagogique à laquelle cette situation inédite nous a contraint. Du fait de l’incertitude partagée au sein de l’équipe, j’ai senti beaucoup de solidarité, beaucoup de générosité et d’investissement : allons-nous réussir à créer sur les 4 mois à venir les conditions qui vont permettre aux étudiants d’aller au bout de leur formation et obtenir un diplôme de même qualité que l’an dernier ?
Du fait des principes qui sous-tendent le master, la dimension humaine de la relation avec les étudiants a toujours été importante mais dans cette situation où on ne se rencontre pas physiquement, cette dimension est exacerbée est particulièrement re-questionnée. Parce que la crise perturbe pour chaque étudiant plus que des éléments pédagogiques, j’ai eu l’impression que le rôle accompagnateur de l’enseignant cherchait ses limites : prendre l’étudiant dans sa globalité est nécessaire pour comprendre les conditions de son apprentissage certes mais lorsque les difficultés (économiques, sanitaires ou sociales par exemple) dépassent largement le cadre de notre responsabilité pédagogique, comment faire ? jusqu’où aller ?
Cela ouvre de belles perspectives de travail en formation des enseignants du supérieur : préciser ce qu’est « l’accompagnement en formation » et développer les compétences pour assurer cette mission complexe.

S'il y avait une chose à retenir de votre expérience du confinement, quelle serait-elle ?
Cette expérience de confinement me donne l’impression étrange d’avoir arrêté un peu le temps (elle m’a permis de me mettre à jour sur plusieurs dossiers en attente – et je n’ai pas fini ; elle m’a permis de leur réserver plus de temps) et cela me fait du bien car me donne l’impression de faire surface/prendre mieux la main sur mes affaires… comme si j’allais à la sortie du confinement me sentir un peu « neuve ».
Cette expérience m’alerte sur l’importance de distinguer l’essentiel du superflu dans nos activités d’enseignant-chercheur et alimente mon questionnement réflexif sur ce qu’est le cœur du métier.

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